Chapitre premier

 

LA VIE NORMALE ?

 

 

À vrai dire, elle n’avait pas grand-chose d’une porte : quelques vulgaires planches assemblées et maintenues au moyen d’une corde usée, d’un morceau de tissu élimé et de plantes grimpantes. Lorsque le nain vigoureux chargea de toutes ses forces, elle vola en éclats. Le bois, la corde et les plantes furent éparpillés dans la petite caverne, entraînant à leur suite les rubans de tissu.

Même la fureur invoquée par les Neuf Enfers n’aurait pu causer plus de tumulte et de chaos dans les moments qui suivirent. Le nain, son épaisse chevelure noire au vent, sa longue barbe qui lui tombait en deux longues tresses sur les épaules et le torse, s’élança vers les pauvres gobelins, ses deux morgensterns tournoyant avec une précision terrible.

Le nain obliqua vers le plus grand groupe constitué de quatre gobelins. Il chargea sans prêter attention à leur armement grossier, passa leurs défenses, frappa, avança et écrasa tout sur son passage de ses deux redoutables morgensterns, dont les pointes de métal acérées fauchaient tout au bout de leurs chaînes d’adamantium. Il toucha un de ses adversaires en pleine poitrine, lui broya les côtes avant de le projeter trente mètres plus loin. Il pivota et se baissa pour finalement se retrouver sous la pointe d’une épée qui n’était guère plus qu’un bâton pointu ; il la contourna, leva le bras, crochetant celui du gobelin pour se dégager. Le nain se planta face à l’ennemi ; deux coups venant du haut s’abattirent sur son épaule et son crâne. Son pied frappa violemment la créature au menton, l’envoyant à terre, la mâchoire fracassée. Pas même un cri ne s’échappa de la bouche du gobelin que la vie avait déjà quitté.

Fendant l’air de ses tresses, le nain bondit et pivota pour se camper devant ses deux derniers opposants. Ils n’étaient pas de taille face à une telle brutalité, qu’ils ne semblaient pas même concevoir, et hésitèrent l’espace d’un bref instant.

C’était plus de temps qu’il en fallait au nain.

Il chargea et abattit simultanément ses bras sur les gobelins. L’un atteignit le premier adversaire au front ; l’autre, assené sur le côté, suffit néanmoins à faire chanceler la seconde créature sous la charge de l’assaut. Le nain se jeta sur elle et la cloua au sol de ses coups de poing et de pied.

Il s’élança en direction de la porte et effectua un long saut oblique. D’une double vrille, il percuta le dos d’un gobelin qui cherchait à s’enfuir vers les pentes de la montagne. Celui-ci franchit bel et bien l’ouverture, mais bien plus vite qu’il l’aurait cru possible s’il avait réfléchi à la question.

Sa colonne vertébrale fracassée s’y engagea la première et, lorsqu’il s’écroula parmi la pierre et la poussière, il… ne ressentit rien.

Le nain se campa devant l’embrasure, pieds écartés, bien stable. Il adopta une posture défensive, l’air farouche, les tresses flottant dans l’air, les bras le long du corps, la pointe des morgensterns dirigée vers le bas.

Dix créatures au moins s’étaient trouvées dans la caverne, il en était sûr ; cinq étaient hors de combat, mais deux seulement se tenaient maintenant devant lui.

À vrai dire, une seule lui faisait face. L’autre frappait de toutes ses forces contre une nouvelle porte, plus solide, au fond de la grotte, en bois dur cerclé de fer.

Le second gobelin recula vers son compagnon, sans oser quitter des yeux le féroce intrus.

— Ah, mais vous vous êtes dégotté un meilleur abri ! s’exclama le nain.

Il avança.

Le gobelin recula ; de petits sons pitoyables se firent entendre entre ses dents qui s’entrechoquaient. L’autre redoubla ses coups contre l’huis.

— Allez, quoi, gronda le nain. Prenez un bâton et battez-vous. Vous-croyez quand même pas que vous allez vous en tirer comme ça !

Le gobelin se redressa à peine, mais suffisamment pour que son adversaire, fort expérimenté au combat, le remarque. Tournoyant sur lui-même, il décocha un revers ambitieux à son ennemi, insuffisant toutefois pour l’atteindre. Le gobelin rusé avait réussi à se glisser dans l’entrebâillement de la porte derrière lui. Mais ce revers n’avait pour seul objectif que de faire diversion.

Son but fut atteint, car lorsque le nain s’avança et s’approcha en une deuxième enjambée, il trouva une ouverture. Le visage du gobelin vola en éclats sous le poids du morgenstern et la créature aurait effectué un vol plané considérable si le chambranle ne l’avait arrêtée.

Lorsque le nain se retourna, les deux gobelins martelaient la porte irrémédiablement close avec l’énergie du désespoir.

Le nain soupira, se détendit et hocha la tête, consterné. Il traversa la pièce et, une, deux, frappa les créatures à l’arrière du crâne.

D’une main, il saisit ses morgensterns et, de l’autre, attrapa par la peau du cou l’un de ses ennemis au sol. Avec une force titanesque, il projeta le gobelin à trente mètres le long du mur latéral. Le second subit le même traitement.

Le nain ajusta son ceinturon, accessoire magique en cuir épais qui lui conférait cette force colossale, supérieure même à celle que sa carrure puissante pouvait supporter.

— Joli travail, constata-t-il.

Il observait le portail savamment travaillé.

Ce n’était pas une porte de facture gobeline, mais vraisemblablement le butin du pillage d’un quelconque château dans les tourbières de la Vaasie. Il reconnut cependant que les gobelins avaient bien travaillé pour l’incruster dans le mur.

Le nain frappa et s’exprima en langue gobeline, qu’il maîtrisait très bien :

— Hé, vous, bande de crétins morveux. Suis sûr que vous vous voudrez pas que je saccage une si belle porte, pas vrai ? Alors, ouvrez-la et tout le monde sera content. Peut-être même que vous aurez la vie sauve, même si l’envie me titille de vous couper les oreilles.

Il se tut et colla son oreille au battant. Il entendit un faible gémissement, suivi d’un « Shhhh ! » plus sonore.

Il soupira et frappa de nouveau.

— Ohé, c’est votre dernière chance !

Tandis qu’il prononçait ces mots, il recula d’un pas et enroula ses doigts autour des poignées, ceintes de lanières de cuir, des deux morgensterns et invoqua leur magie. Des pointes des boules s’écoula un liquide, translucide et gras dans sa main droite, rougeâtre et pâteux dans sa main gauche. Il identifia la croix centrale de la porte, à l’intersection de deux bandes métalliques, comme point de construction principal.

Il compta jusqu’à trois (il se devait de donner aux gobelins une vraie chance) puis bondit furieusement à l’assaut du portail, menant la charge du morgenstern gauche, qu’il assena précisément au point de jonction des deux rubans d’acier. Le nain, sans cesser de bondir et de tournoyer, agitait de plus en plus vite l’arme qu’il tenait dans la main droite, tout en continuant à frapper la porte de son arme gauche, afin d’entamer le bois et le métal, et de les couvrir de cette substance rougeâtre.

C’était l’ichor d’une créature démoniaque qui faisait trembler d’effroi tous les chevaliers dans leur armure rutilante. Au bout de quelques instants, les rubans de fer commencèrent à prendre la couleur du liquide et à rouiller.

Lorsqu’il jugea que l’intégrité des rubans métalliques était complètement compromise, le nain effectua un saut gigantesque et pivota sur lui-même pour frapper de tout son poids et de toute sa puissance avec le morgenstern au point de jonction de la porte. Sa force herculéenne et sa carrure auraient probablement suffi à venir à bout du battant, mais il n’eut guère le loisir de le vérifier car l’huile d’impact, s’écoulant du second morgenstern, explosa au contact de l’huis.

Battant et, de l’autre côté, barre de verrouillage brisés en deux, le portail s’ouvrit et faillit s’effondrer à droite du nain, maintenu encore par un seul gond, tandis que son côté gauche s’affaissait au sol.

Trois gobelins se trouvaient derrière, armes à la main et revêtus de protections inadaptées : l’un portait même un casque ouvert métallique ; pour l’un, une épée courte, pour le deuxième, un glaive, pour le troisième, une hache d’armes. Bien sûr, il aurait pu s’agir d’une tactique adoptée par de jeunes aventuriers, mais le nain, après trois siècles de combats contre des adversaires bien plus redoutables, apprit d’un simple coup d’œil qu’ils ne savaient pas manier les armes ainsi brandies.

— Si vous me donnez vos oreilles, je vous laisserai la vie sauve, déclara-t-il en langue gobeline avec un accent prononcé. Par la morve des orques, peu m’importe que vous viviez ou que vous mouriez, mais les oreilles, je les prends !

Après avoir prononcé ces mots, il tira un petit couteau, qu’il planta dans le sol au pied des trois comparses.

— Vous me donnez votre oreille gauche et me rendez cette lame, et je vous laisse partir. Sinon, je la prendrai moi-même sur votre cadavre. À vous de choisir.

Le gobelin à droite du nain leva son glaive et chargea.

C’était précisément la réponse qu’Athrogate espérait.

 

* * *

 

Artémis Entreri se glissa derrière un paravent lorsqu’il entendit le nain enfoncer la porte. Comme il n’était pas un admirateur d’Athrogate et qu’il ne lui faisait pas totalement confiance, l’assassin se réjouit de cette occasion qui lui était donnée d’espionner.

— Ah, te voilà, espèce d’elfe maigrichonne qui prétend me ravir mon trône, beugla Athrogate alors qu’il s’introduisait dans la chambre de Calihye. (La femme lui jeta un long regard oblique et semblait sereine : comme le savait Entreri, cette confiance était due, pour une large part, au fait que le nain était à portée de coup.)

» Alors comme ça tu crois que le titre t’appartient, pas vrai ?

— De quoi est-ce que tu parles ?

— Dame Calihye première du classement, répondit Athrogate.

Calihye et Entreri hochèrent la tête.

À la Porte de Vaasie, une sorte de concours se déroulait entre les nombreux aventuriers qui sévissaient dans la région. Les oreilles des différents monstres errant dans le désert avaient été mises à prix et, pour pimenter le tout, les commandants de portes affichaient sur une pancarte le classement des chasseurs de primes. Dès le début ou presque, le nom d’Athrogate avait trôné en haut de la liste, position qu’il avait conservée jusqu’à ce que Calihye lui ravisse le titre, quelques mois auparavant. Quant à sa compagne de combat, Parissus, elle talonnait le nain.

— Tu crois que tout cela m’importe ? demanda celui-ci.

— Plus qu’à moi, visiblement, répondit la demi-elfe.

Derrière le paravent, Entreri acquiesça de nouveau, satisfait de la réponse de la guerrière qui lui était désormais si chère.

Athrogate se racla la gorge, grogna et gronda :

— Tu tiendras pas longtemps !

Entreri prêta une attention extrême à la moindre des inflexions. Le nain menaçait-il Calihye ?

Instinctivement, les doigts de l’assassin agrippèrent son arme et il recula un peu dans sa cachette, afin d’évaluer l’angle d’attaque qui lui permettrait d’atteindre le flanc de la créature puissante si jamais il devait en arriver là.

Il se détendit lorsque Athrogate avança une main, dans laquelle il tenait une petite bourse renflée ; Entreri se doutait de ce qu’elle pouvait contenir.

— Bientôt, c’est ma croupe que tu verras, demi-elfe, déclara Athrogate. (Il secoua la bourse.) Quatorze gobelins, deux orques stupides et un ogre pour faire bon poids. (Calihye haussa les épaules comme si elle se désintéressait totalement de la conversation.) T’auras intérêt à chasser cet hiver, si tu as assez de nain en toi, ajouta Athrogate. Quant à moi, j’irai au sud pour me saouler pendant les frimas. Avec un peu de chance, tu pourrais peut-être revenir en tête, mais je ne pense pas que tu y restes plus de quelques jours après le dégel.

Athrogate s’interrompit ; un sourire ironique se dessina dans son abondante barbe noire.

— Bien sûr, t’as plus de camarade de chasse, pas vrai ? Sauf si tu arrives à convaincre ce faux-jeton de t’accompagner, mais je crois pas que les pistes neigeuses soient à son goût !

Entreri observait son amie avec trop d’attention pour s’offusquer de cette dernière remarque, pertinente, car le visage de Calihye s’était fortement crispé lorsque Athrogate avait fait allusion à Parissus. Il savait que la blessure n’était pas encore cicatrisée. Les deux femmes avaient combattu côte à côte pendant des années ; mais Parissus était morte sur la route de Palischuk, après être tombée du chariot conduit par Entreri qui tentait d’échapper à une horde de monstres ailés à forme de serpents.

— Mon désir n’est pas de chasser les gobelins, valeureux nain, répondit Calihye d’une voix posée, mais au débit un peu difficile, constata Entreri.

Son interlocuteur grogna :

— Tu feras bien comme tu veux. Je me fais pas de souci, car le titre sera à moi au printemps, je te battrai, toi ou quiconque prétendra me défier. Sois-en assurée !

— Tout cela ne m’inquiète ni ne m’intéresse le moins du monde, rétorqua Calihye, sur le même ton de fanfaronnade.

Athrogate eut grand-peine à répliquer. Il se contenta d’acquiescer et d’articuler un son incompréhensible, avant d’agiter le sac d’oreilles devant Calihye. Il hocha de nouveau la tête, puis riposta : « Ouais », avant de se retourner et de quitter la pièce.

Entreri ne remarqua pas le départ d’Athrogate, car il ne pouvait détacher ses yeux de Calihye. Elle gardait son sang-froid en dépit des remarques du nain, qui sans nul doute pesaient lourdement sur ses délicates épaules.

La route du patriarche
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